J’ai beaucoup réfléchi sur la question du suicide : il s’est fait des
chances de ma vie et des dispositions natives de mon caractère, une
combinaison telle, que j’ai dû examiner cet acte si diversement
apprécié, comme pouvant être un jour mon propre fait. Il m’a paru toujours révoltant, je l’avoue, que l’homme, non
content de tyranniser de tant de manières son semblable, prétende encore
lui disputer le droit de s’affranchir par le sacrifice absolu de son
existence ! Une autre chose m’étonne, c’est que les hommes, en général,
faisant tant de bassesses pour vivre, on ait intéressé la morale et la
religion à la proscription d’un acte qui peut être quelquefois, à la
vérité, l’effet d’un aveugle désespoir, mais qui bien souvent aussi est
l’explosion d’une âme généreuse indignée du monde, fière de sa céleste
origine et amoureuse de son immortelle dignité.
Les anciens se donnaient la mort avec une merveilleuse
facilité ; et leurs historiens, Plutarque entre tous les autres, ont
consacré à l’admiration du genre humain quelques suicides dont le récit
arrache toujours des pleurs. Je ne parle pas de celui de Caton ; il en
est de plus beaux, il en est où le sacrifice a quelque chose de plus
abondant et, si j’ose ainsi dire, de plus gracieux ; où brille un luxe
de grandeur d’âme mêlé à je ne sais quel héroïsme d’amitié et de
tendresse.
Je ne vois pas qu’aucun de leurs philosophes ait proscrit le
suicide : Marc-Aurèle, le plus vertueux des empereurs, et qui, dans une
condition privée, eût encore été le meilleur et le plus sage des hommes,
lui dont la philosophie est empreinte d’un caractère si remarquable de
résignation et de piété, le divin Marc-Aurèle me permet de quitter la
vie lorsqu’elle m’est trop amère ; seulement il veut que je prenne congé
du monde sans colère, sans trouble et sans dépit, mais avec une
contenance assurée et un esprit tranquille, enfin comme
je sors d’une chambre lorsqu’il y fume.
Je m’attends bien que certains hommes vont me dire que la
licence des anciens, sur un point aussi important que le meurtre
volontaire de soi-même, vient de ce qu’ils n’avaient pas, sur les
devoirs et les obligations de l’homme envers son créateur, des idées
aussi épurées que les nôtres, et que leur doctrine, à cet égard, est
précisément ce qui prouve l’infériorité de leur morale à celle que nous
puisons dans la connaissance de la seule religion qui soit vraie.
J’aurai toujours quelque peine à croire que les Socrate, les
Marc-Antonin, les Thraséas et les Caton, n’eussent pas des idées
convenables sur la dignité de la nature humaine, et sur les devoirs à
remplir envers la Divinité. J’abandonne toutefois cette difficulté mais
je trouverai facilement parmi les modernes des approbateurs du suicide,
et le nombre en serait plus grand sans doute, si la crainte d’être
flétri du nom de corrupteur de la morale publique n’avait empêché
beaucoup d’hommes, dont la hardiesse n’égalait pas les lumières, de
s’exprimer avec une entière sincérité. Il me suffira pourtant d’en citer
deux, dont la haute sagesse ne peut pas plus être contestée que leur
amour pour la vertu, je veux parler de Montesquieu et de J.-J. Rousseau.
A R
http://fr.wikipedia.org/wiki/Alphonse_Rabbe
Son
Album du pessimiste, dirait Cioran, entraîne vers des chutes qui permettent d’atteindre des sommets.
Une belle âme bien inspirée ce jour-là me demanda
pourquoi écrivant ce que j’écrivais ; pensant ce que je pensais, affirmant
ce que j’affirmais, je ne m’étais pas encore mis une balle dans la tête. La
remarque, juste, méritait une réponse appropriée… Sinon sur le terrain
balistique, du moins sur celui des idées. Pourquoi, en effet, ne pas vouloir se
faire sauter la cervelle quant on pense que tout est à ce point
apocalyptique ? Quelles raisons font qu’on continue de vivre dans un monde
si on trouve à ce point répugnant, immonde, insupportable ? Alors que le
néant dans l’instant s’offre à la portée du premier venu, qu’est-ce qui
justifie un désir de vivre plus vivace que celui de mourir ? Thanatos
aurait-il un ennemi, une puissance lui résistant, plus forte et plus efficace
que lui ?
Je cherchai la réponse en moi
plus qu’en ma bibliothèque. Et la trouvai. Si le réel est véritablement tel,
noir comme la plus profonde des nuits de haute mer, on peut tout de même faire
de son existence quelque chose de lumineux comme une trace de comète dans le
ciel zébré, le temps bref d’un passage d’étoile filante. Ainsi le pessimisme
est-il sublimé, dépassé par le tragique. Le pessimiste sacrifie au pire et
s’aveugle sur le seul fond de toile ; le tragique, quant à lui, se persuade
que la noirceur vaut seulement décors pour une histoire susceptible d’âtre
solaire. Un amateur de dialectique dirait que le pessimiste fait d’un moment
dans le mouvement la seule instance d’un processus qui, aux yeux du penseur
tragique, se compose d’au moins deux temps.
En fait, les pessimistes
prétendent ignorer
théoriquement la consolation quand leur vie toute
entière témoigne de leur
pratique farouche et ardente, assidue et
régulière, de ce divertissement générateur d’éthique. En revanche, les tragiques
revendiquent la consolation comme ce qui justifie leur existence malgré la
certitude entropique. Pour autant, la vie quotidienne des grands contempteurs (
personne qui méprise, dénigre ) du monde
ne cesse de fournir un réservoir de consolations : le vin, le hashisch, la
musique, la table, les femmes, la lecture, les voyages, l’écriture, la
conversation, l’amitiés, le soleil, ont permis à nombre de tempéraments
familiers du pire, de ne pas finir leur existence au bout d’une corde ou écrasé
au pied d’une falaise, mais gentiment, vieillards, dans leur lit, sous la
couette où ils s’éteignent diminués jusqu’à la dernière extrémité, consumés à
la manière des vielles chandelles.
Le suicide est rare chez les
philosophe, encore plus chez ceux qui ont fait profession de côtoyer les abîmes
en dandies impénitents. Seuls quelques nietzschéens, de Michelstaedterà Deleuse en passant par Sarah Kaufmann, démontrent
l’impossibilité d’une existence solaire, sans façon tout aussi solaire d’en
sortir quand la pièce devient insupportable, injouable. Aux antipodes
existentiels, j’imagine Leopardi exécrant le monde dans chaque page du Zibaldone
et se réconciliant avec force sorbets comme il avait coutume de le faire ;
je songe à Schopenhauer conspuant le monde dans son ouvrage majeur : mais se reposant des ses
invectives théoriques et métaphysiques en jouant quotidiennement de la flûte
sous un portrait de Goethe ; j’ai une pensée pour Rabbe, délaissant
quelque temps son Album d’un
pessimiste pour se préparer une bouffarde fumée dans le
recueillement ; je sais Cioran pointant les millions de raisons de
l’inconvénient d’être né avant de rejoindre ses amis, eux aussi pessimistes, pour boire un bon bordeaux .